CHAPITRE XVI
Quatre jours avant la date prévue pour l’exécution, un événement tout à fait imprévu surgit : le beau-frère de Richelieu, Monsieur Pont de Courlay, vint trouver Monsieur de Luynes et lui dit en confidence que Richelieu « voyait bien que les choses ne se passaient pas comme elles devaient être et que Sa Majesté n’avait pas sujet d’être satisfaite ; que s’il plaisait à Sa Majesté de le vouloir considérer comme un de ses ministres, il n’y aurait rien, soit en sa charge, soit aux autres affaires venant à sa connaissance, qu’il ne lui en donnât un fidèle avis ».
Cette démarche troubla fort le Conseil secret et fut interprétée de deux façons tout à fait opposées. D’aucuns s’inquiétèrent, se demandant si Richelieu n’avait pas eu vent de notre complot. D’autres, comme Luynes, opinèrent que Richelieu n’eût pas pris cette initiative si Conchine avait nourri à l’égard du roi les projets meurtriers que nous lui prêtions. Et Luynes, comme il fallait s’y attendre, en tira argument pour suggérer d’ajourner l’arrestation de Conchine. À peine avait-il dit, que Louis, blême de colère, le rabroua : la date fixée ne serait pas changée. La remettre serait ébranler la confiance que Vitry avait en la fermeté de notre résolution.
Des lèvres mêmes de Richelieu, j’appris plus tard qu’en fait il ne savait rien de ce qui se tramait du côté de Louis contre Conchine, et non plus du côté de Conchine contre son souverain. Mais étant alors ministre en demi-disgrâce, et quasi démissionnaire, malmené, offensé et calomnié par Conchine, augurant mal, de reste, de l’avenir du maréchal à observer de près ses folies, il cherchait désespérément autour de lui une branche sur laquelle se poser, se sentant si mal à l’aise sur celle où il s’était niché et craignant qu’elle cassât d’une minute à l’autre en l’entraînant dans sa chute : ce qui se serait à coup sûr produit s’il n’avait pas pensé au dernier moment, et quasi à l’aveugle, à tendre au roi du bout du bec cette brindille d’olivier. Son destin se joua là.
C’est le dix-neuf avril que Richelieu chargea son beau-frère de porter ce message à Luynes. Quatre jours nous séparaient encore de la date fixée pour l’exécution de Conchine. Or, depuis le premier du mois, le ciel et l’air ne firent quasiment autre chose que pleuvoir de matines à vêpres et du couchant à l’aube, laquelle était brouillée de nuées innumérables, le soleil, de tout le jour, ne parvenant pas à percer. On eût dit que la Nature boudait le genre humain, nous envoyant pour harceler nos pauvres têtes cette perpétuelle pénombre de fin du monde, ces brumes méphitiques, et sans la moindre interruption, les lances et les rayures de ses eaux diluviennes. J’eusse presque préféré, je crois, grêles, éclairs et foudres, à cette pluie perpétuelle qui martelait sans fin les toitures et les vitres et remuait en nous je ne sais quoi d’angoisseux et d’amer.
D’après ce que me dit le jeune Berlinghen, et il le devait savoir, étant fort dérangé, pendant les quatre nuits qui succédèrent à ces quatre jours, et qui furent à peine plus noires qu’eux, le roi ne dormit pas, ou s’il s’ensommeillait, se réveillait avec des cris, tournant, j’imagine, dans sa tête fiévreuse les mêmes âcres pensées. À son réveil, « ne sachant que dire à Héroard », à ce qu’il me confia plus tard, il se donnait peine pour prendre un air gai et dispos et ce « bon visage » qu’Héroard notait scrupuleusement dans son journal. Le reste de la journée, la face imperscrutable, il faisait mine de s’adonner à ses puériles occupations.
Ce propos du roi (« je ne sais que dire à Héroard ») me donna à penser que, si improbable que cela paraisse, il n’avait pas mis Héroard dans la confidence du complot, peut-être parce qu’Héroard était le plus surveillé de ses serviteurs, et par conséquent, le maillon le plus faible.
Enfin se leva le jour du vingt-trois avril, si du moins on peut dire qu’il se leva, parce qu’il ne fut pas moins sombre ni moins pluvieux que tous ceux qui l’avaient précédé depuis le début du mois. Conchine étant accoutumé à venir au Louvre entre neuf heures et dix heures du matin, on avait posté Dubuisson au coin du quai de Seine où se dressait sa maison, afin que, voyant le maréchal en sortir, il courût prévenir de son approche Vitry et ses hommes qui se promenaient par deux ou trois dans la cour du Louvre, cachant sous leurs manteaux, en raison de la pluie, leurs pistolets chargés. On préviendrait aussi le roi, lequel dépêcherait un page à Conchine pour lui dire que Sa Majesté l’attendait dans le cabinet des armes.
Ce matin-là, à huit heures et demie, Louis se rendit dans la Petite Galerie, où il se mit à jouer au billard, et quand je vins le saluer à neuf heures, il me pria de me joindre à lui, ce que je fis, encore que mon jeu assurément ne fût point à la hauteur du sien. Par extraordinaire, il le fut ce jour-là. Je ne jouai pas mieux qu’à l’accoutumée, mais Louis jouait beaucoup plus mal. Non que sa main tremblât, mais il ne visait pas avec assez de soin, et il ne mesurait pas non plus avec assez de précision l’effet qu’il voulait donner à sa boule pour qu’elle pût toquer les deux autres. En outre, de quart d’heure en quart d’heure, il jetait un œil à la montre-horloge que pour une fois il portait en sautoir comme la mode en était. Cependant, la pluie continuait à tomber avec une obsédante monotonie et tandis que nous jouions, son crépitement ininterrompu irritait les nerfs à l’extrême. De ma vie je n’ai jamais joué si longtemps au billard, ni avec moins de plaisir. Pour finir, le carillon de la Samaritaine, sur le Pont Neuf, sonna midi lugubrement, et Louis, jetant la queue de billard sur le tapis vert, dit entre ses dents : « Il ne viendra plus. Allons à messe. » Et il dirigea ses pas, moi le suivant, vers la chapelle de l’hôtel du Petit Bourbon.
La messe finissait quand Dubuisson vint lui dire à l’oreille que Conchine venait d’entrer dans le Louvre, et montait chez la reine-mère par le grand degré. Le roi dépêcha aussitôt un messager pour le prier de se rendre au cabinet des armes, mais pendant que le messager montait en courant le grand degré, Conchine descendait par le petit viret, sortait du Louvre et rentrait chez lui. L’affaire était manquée.
Dès l’après-dînée, le Conseil secret se réunit chez Luynes et là, Vitry fit merveille par sa clairvoyance et son attention aux détails.
— Sire, dit-il de sa voix rude dont il essayait en vain d’assourdir les puissantes sonorités, il faut revoir notre plan. Il est trop compliqué. À midi, Conchine est entré au Louvre par la Porte de Bourbon ; il est passé à moins d’une toise de nous et nous eussions pu alors l’arrêter ; et qui nous en empêcha ? Notre plan. Car il fallait de prime que Dubuisson vous prévînt et que vous, Sire, dépêchassiez un messager pour dire à Conchine de venir vous retrouver dans le cabinet des armes. Le messager, ce jour-là, n’a pu le joindre. Mais Sire, supposez que demain il le puisse trouver et lui transmettre votre invitation. Est-il bien assuré que Conchine y va déférer ? Je le décrois ! Ne va-t-il pas se ramentevoir que c’est ainsi qu’on a arrêté le prince de Condé : en le mandant dans les appartements de la reine-mère. Comment Conchine pourrait ignorer, Sire, que vous ne l’aimez pas, alors que toute la Cour le sait ? À mon sentiment, il sera de prime fort étonné par votre invitation, laquelle, justement parce qu’elle est aimable, lui mettra la puce à l’oreille. Il se méfiera et point ne viendra, j’en donnerais ma tête à couper. Se peut même que, s’il a des projets contre vous, il sera assez effrayé alors pour en presser l’exécution.
Louis, les deux mains reposant immobiles sur ses genoux, et fichant ses beaux yeux noirs dans ceux de Vitry, écouta ce véhément discours avec une attention extrême. Quand il fut fini, il dit tout uniment :
— C’est raison. Et à raison il faut se rendre. Monsieur de Vitry, quel autre plan proposez-vous ?
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Belle lectrice, si vous vivez dans une de nos belles provinces de France et n’avez jamais mis le pied dedans le Louvre, il faudrait, pour bien entendre le plan de Vitry, que vous sachiez comment on y pénètre. Je pourrais, assurément, vous prier de vous reporter au chapitre VII de ces Mémoires et d’en relire les premières pages. Mais comme je désire avant tout votre affection, j’ai choisi de vous épargner la peine, fût-elle légère, de feuilleter à rebours mon livre, et vais vous dire, en bref, ce qu’il en est.
On entre dans le Louvre par la porte dite « la grande Porte de Bourbon », laquelle est flanquée à dextre et à senestre de deux grosses tours rondes, anciennes et rébarbatives. À supposer qu’on déclose les deux battants de la grande Porte de Bourbon – lesquels par leurs affreux grincements ne manqueront pas de tourmenter vos mignonnes oreilles –, vous vous trouverez sur un pont de bois fixe appelé « pont dormant » (ainsi appelé, disait La Surie, parce qu’il n’est pas assez réveillé pour se lever) ; lequel pont a deux toises et demie[94] de largeur et enjambe partiellement les douves – fossés emplis d’une eau noirâtre et nauséabonde, où les deux balustres du pont vous garantissent de choir. Si vous poursuivez votre chemin, vous trouverez côte à côte, faisant suite au pont donnant, deux ponts-levis, l’un grand, l’autre petit. Le grand, qui ne l’est d’ailleurs que tout juste assez pour laisser passer un carrosse, vous amène à un passage voûté, lui-même fermé par une porte cochère et une porte piétonne – celle-ci, la seule qui permette de filtrer un à un les arrivants, et qu’on appelle le guichet, commande le plus petit des deux ponts-levis, lequel on a nommé, ou plutôt surnommé, la planchette. Si vous êtes à pied et si la porte cochère de la voûte est fermée, c’est ladite planchette qu’il vous faudra emprunter, laquelle vous conduira au guichet, que le capitaine aux gardes, sur votre belle et bonne mine, ne manquera pas de déclore.
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Voici maintenant le plan que Vitry exposa au roi : Avant l’arrivée de Conchine au Louvre, on ferme la porte cochère du passage voûté et on ne laisse ouvert que le guichet. Et dès que Conchine a pénétré sur le pont donnant, on ferme derrière lui la grande Porte de Bourbon, ce qui l’isole du reste de sa suite. Il se trouvera ainsi non, comme on l’a dit, dans une souricière, car le guichet demeure ouvert, mais dans un endroit resserré, où ceux de sa suite qui ont pu en même temps que lui pénétrer sur le pont donnant se trouveront quasi au coude à coude. Même s’ils sont alors plus nombreux que la vingtaine de personnes dont dispose Vitry, ils ont très peu de place pour tirer l’épée, laquelle serait d’ailleurs peu efficace contre les pistolets des assaillants.
Pas un de nous, à ouïr ce nouveau plan, n’eut envie d’en débattre, tant il nous parut sans faille. Et de reste, aurions-nous eu la démangeaison de le contester que nous ne l’eussions pu, car Vitry avait à peine fini de l’exposer que le roi l’adopta très résolument, le trouvant, selon sa coutumière expression, « extrêmement bon » dans toutes ses parties.
Il n’y avait plus qu’à attendre. Et Dieu sait si l’attente fut longue – et le reste de l’après-midi, et la nuit, et le matin. Chose étrange et qui nous frappa comme d’un bon augure – car dans toute action qui vous tient à cœur on ne peut qu’on ne devienne superstitieux –, le lundi vingt-quatre avril, la pluie qui depuis le premier jour du mois n’avait point, nuit et jour, discontinué, tout soudain cessa, nous laissant comme étonnés de ne plus entendre son odieux crépitement.
Vitry, homme simple et tout d’exécution, se réjouit aussi que la pluie eût cessé, mais pour une raison pratique : les amorces n’étant pas mouillées, les pistolets ne risquaient pas de faire long feu. Il prit aussi quelques mesures, qui montraient qu’un homme de guerre doit tout prévoir, y compris l’imprévisible. Au lieu de faire porter ses ordres à Monsieur de Corneillan au sujet de la Porte de Bourbon par un garde, il prit la peine, de peur qu’ils fussent mal transmis, ou mal compris, d’aller lui-même trouver ce gentilhomme.
La grande Porte de Bourbon ne pouvait, en effet, être close ou déclose par les archers de la prévôté que sur le commandement exprès du capitaine de la porte ou de son lieutenant, lequel ne pouvait rien faire sans l’aval du capitaine aux gardes, en l’occurrence Monsieur de Vitry. Monsieur de Corneillan, lieutenant de la porte, étant ce vingt-quatre avril de service, en remplacement de son capitaine, c’est à lui que Vitry donna de vive bouche l’ordre de demeurer vigilant à la Porte de Bourbon jusqu’à ce que le maréchal d’Ancre apparût, et de fermer ladite porte immédiatement après son entrant, qui qu’en grognât de ceux qui seraient laissés dehors.
Vitry se rendit ensuite au premier étage, dans la grande salle du Louvre et donna l’ordre aux Suisses qui s’y trouvaient pour assurer la garde d’honneur de descendre en dessous, dans la salle dite des Suisses[95] afin de renforcer leurs camarades. Il alla ensuite trouver Monsieur de Fourilles, capitaine de la compagnie des gardes françaises de service et lui donna comme consigne de se tenir en réserve et en armes de l’autre côté du Louvre, dans la cour des cuisines.
Après quoi, il revint à la salle des gardes et attendit, envisageant, de la porte de ladite salle, le guichet du Louvre, par lequel Dubuisson, toujours en surveillance non loin de la maison de Conchine, devait accourir pour annoncer son arrivée imminente.
Vitry, à ce qu’il nous dit plus tard, s’était senti allègre et dispos tant qu’il donna des instructions. Mais dès lors qu’il n’eut plus qu’à attendre, assis sur un coffre ou marchant à grands pas dans la salle de garde, ou debout devant la porte, l’œil rivé sur le guichet, il ressentit quelques tranchées en son ventre, qui lui donnèrent de la vergogne. Mais s’étant ramentu que d’après son père, Henri IV, avant chaque bataille victorieuse, était pris d’un dérèglement des boyaux, lequel il prenait en gausserie, Vitry se rasséréna et parvint même à se persuader que ce même malaise annonçait le succès de son entreprise.
C’est sur le coup de dix heures qu’on vint l’avertir que Conchine sortait de chez lui. Vitry enfonça son chapeau sur la tête et empoignant son bâton de commandement, il sortit du corps de garde, et fit un signe aux conjurés, qui accoururent à ses côtés. Comme il avançait à grands pas vers le guichet, il ouït avec soulagement les grincements que faisaient à ce même moment les deux battants de la grande porte en se rabattant sur l’ordre de Corneillan. Conchine était donc à cette minute même engagé sur le pont dormant et il ne pouvait plus revenir sur ses pas.
Ici surgit une difficulté que même Vitry n’avait pas prévue : la porte cochère de la voûte étant fermée, et le guichet demeurant seul ouvert, c’est par le guichet et sur la planchette qui lui faisait suite que ses compagnons et lui-même devaient passer pour atteindre le pont dormant. C’est-à-dire qu’ils suivaient, mais en sens inverse, le même chemin qu’emprunteraient au même instant les partisans de Conchine pour pénétrer dans la cour du Louvre. Or, en raison de l’étroitesse du guichet et de la planchette, c’est avec peine que deux personnes pouvaient s’y croiser, l’une entrant dans la cour et l’autre en sortant.
À cette difficulté s’en ajouta une autre. Vitry était fort connu et aimé à la Cour, étant bon compagnon, et ceux qui le croisaient le voulaient saluer, embrasser et avec lui gausser. Et à tous, Vitry dissimulant sa fiévreuse impatience, criait : « Serviteur, un tel ! Serviteur, un tel ! Laissez-moi passer ! Laissez-moi passer ! J’ai affaire ! » Et quand enfin il parvint sur le pont dormant, il était tant aveuglé par la colère qu’il dépassa Conchine sans le voir.
Il est vrai qu’à ce même instant Conchine baissait la tête, absorbé par la lecture d’une lettre et marchant avec lenteur en longeant la balustrade droite du pont dormant. L’auteur de cette lettre, Monsieur de Cauvigny, le suivait à trois pas, et c’est à lui que Vitry s’adressa pour demander :
— Où est le maréchal ?
— Le voilà ! dit Cauvigny en le désignant du doigt.
Vitry se retourna, revint sur ses pas et saisissant brusquement Conchine par le bras gauche, s’écria d’une voix forte :
— De par le roi, je vous arrête !
— À me ! s’exclama Conchine, et reculant vivement vers la balustrade, il mit la main sur la poignée de son épée.
— Oui, à vous ! cria Vitry, qui n’attendait que ce geste, et immobilisant Concini de sa forte poigne, il donna aux conjurés le signal convenu.
Cinq coups de pistolet éclatèrent au même moment. Conchine, sans pousser un cri, s’affaissa à deux genoux, mais ne roula pas à terre, son dos étant étayé par la balustrade du pont. Cette posture lui donnant encore l’apparence de la vie, les conjurés le percèrent qui de sa dague, qui de son épée, tandis que Vitry criait à tue-tête : « De l’autorité du roi ! » pour contenir la suite de Conchine, laquelle pourtant était trop stupéfaite pour réagir, tant est que le seul mot de roi suffisait à la paralyser. Seul Monsieur de Saint-Georges tira à moitié son épée, mais se voyant seul à le faire, il rengaina. Le visage défiguré et sanglant de Conchine était noir de poudre, tant les coups de pistolet avaient été tirés de près. Irrité de ce que le cadavre fût encore assis, Vitry le poussa du pied. Il roula sur le côté et s’affaissa, la face touchant le plancher sali du pont dormant. Dans ce mouvement, une des galoches que Conchine avait mises par-dessus ses chaussures pour les protéger de la boue, s’échappa de son pied, passa sous la balustrade du pont et chut dans les douves. Étant tombée du bon côté, elle ne s’enfonça pas aussitôt, mais flotta quelques instants sur l’eau noirâtre.
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Ayant conté ce qui précède sur la foi des récits qui me furent faits par les acteurs du drame, j’aimerais, lecteur, que vous me permettiez de remonter avec vous de quelques heures le cours du temps, alors que sur les sept heures du matin, mal réveillé, si je puis dire, de mon insomnie, je m’achemine vers les appartements du roi, me doutant bien que cette matinée du vingt-quatre avril allait être pour Louis anxieuse et longuissime.
Je trouvai dans l’antichambre le jeune Berlinghen, qui dormait tout habillé sur une escabelle.
— Que faites-vous là ? dis-je en le secouant.
— Sa Majesté m’a renvoyé cette nuit de sa chambre : je ronflais trop.
Il ajouta avec sa coutumière naïveté :
— C’est là le mauvais d’avoir un maître qui dort si mal : il vous oit.
— Dort-il si mal ?
Berlinghen hocha sa tête blonde et bouclée.
— Et qui pis est, quand il dort, il parle dans son sommeil. Vramy, s’il n’était pas le roi, je dirais qu’il m’incommode.
— Comment savez-vous que c’est dans son sommeil qu’il parle ?
— Il n’a pas la même voix.
À ce moment-là, on entendit ladite voix venant de la chambre, et celle-là n’était pas celle d’un dormeur, mais celle, impérieuse et impatiente, d’un homme bien éveillé.
— Berlinghen, qui est là ?
— Monsieur de Siorac, Sire.
— Berlinghen, va quérir Monsieur de Luynes et le docteur Héroard, et dès qu’ils arriveront, qu’ils entrent, et Monsieur de Siorac aussi.
— J’y vais songer, Sire, dit Berlinghen, qui ne fit pas mine pour autant de se lever de son escabelle.
— N’y songe pas ! Cours !
— Oui, Sire, dit Berlinghen, qui fit exprès de renverser son escabelle en se mettant sur pied, pour bien montrer par ce fracas avec quel zèle il obéissait aux ordres de son maître. Toutefois, il n’avait pas fait deux pas dans l’antichambre qu’il reprit son allure nonchalante.
Je n’avais pu déjeuner à mon lever, l’estomac et la gorge me serrant, de sorte que me sentant quelque peu faible, les jambes molles et l’esprit ennuagé, je relevai l’escabelle et m’assis dessus, la tête dans mes mains, pensant à ma Gräfin et à mon père, auxquels je n’avais pas touché mot de notre entreprise. Je me demandai si je les reverrais jamais, si je ne vivais pas mes dernières heures de liberté, ou même mes dernières heures de vie, car si notre action échouait, je n’ignorais pas que la vengeance de Conchine serait sans merci, et d’y avoir seulement pensé, elle me devint, je ne sais pourquoi, infiniment probable : je me voyais déjà la tête sur le billot, la sueur me coulant entre les omoplates, et je me trouvai plongé, quoique somnolent, dans les pires alarmes quand Déagéant survint.
— Eh quoi ! dit-il. Monsieur le Chevalier, vous dormez ! Vous pouvez dormir dans le mitan des pires périls ? Ah, que c’est donc plaisant d’être jeune et insoucieux !
Je me sentis si heureux que Déagéant se fût mépris à ce point sur moi que je me levai et tout de gob l’embrassai. Étant modeste et tenant scrupuleusement son rang, il parut surpris de ma condescendance, et toutefois, me rendit mon embrassement, la mettant, je gage, sur le compte de ma jeunesse, comme la vertu d’insouciance qu’il me prêtait.
— Sioac, dit la voix du roi, qui est avec vous ?
— Monsieur Déagéant, Sire.
— Qu’il entre avec vous, et Luynes et Héroard, quand ils seront là.
— Oui, Sire.
Comme à chaque fois que Louis, comme il faisait en ses maillots et enfances, m’appelait « Sioac », je me sentis frémir en ma grande amour pour lui et j’éprouvai alors quelque vergogne d’avoir pensé à la Bastille et au billot, alors que j’eusse dû compter ma vie comme étant de petite conséquence, comparée à celle de mon roi.
Monsieur de Luynes arriva enfin, suivi du docteur Héroard, lequel, ayant quelques années de plus, un peu de bedondaine, et beaucoup le sentiment de l’importance de sa tâche, marchait quelques pas derrière lui avec une lenteur dont la gravité ne m’échappa point. De reste, Héroard sentait avec force, et nous faisait sentir, que les premières minutes du réveil du roi lui appartenaient en propre, tandis que Luynes, Déagéant et moi-même faisions cercle en silence autour du baldaquin, le regardant officier, sérieux comme un prêtre.
Héroard commença par mirer les urines qui, à potron-minet, s’étaient échappées de la vessie royale, et après examen, les déclara : « jaune clair et en quantité suffisante ». Après quoi, s’étant emparé du poignet de Louis et tirant de la poche cousue dans l’emmanchure de son pourpoint une grosse montre-horloge, il prit le pouls, lequel, dit-il non sans un soupçon d’emphase, était « plein, égal et pausé ». Puis, ayant remis sa montre en place, il plaça sa main sur le front du roi, et l’y ayant maintenue quelques secondes, la retira et prononça que « la chaleur était douce ». Enfin, il considéra une pleine minute les traits de Louis et conclut, sans se départir de sa façon grave et impersonnelle : « La mine est bonne, et le visage, gai. »
Déclaration qui me laissa béant, car je trouvais, moi, ce même visage, pâle, fatigué et tendu, comme il était bien naturel chez un garcelet de quinze ans et demi qui de quatre nuits n’avait pas fermé l’œil et jouait sa vie sur une entreprise aussi hasardeuse. Je me réfléchis là-dessus, tandis qu’Héroard disait qu’il avait fini, et que les valets pouvaient « pigner » Sa Majesté. Il disait « pigner », prononciation vieillotte, au lieu de « peigner ». Au rebours de ce que j’avais d’abord pensé, je conclus de mes réflexions qu’Héroard devait être au courant de notre entreprise, mais que le roi lui avait demandé de n’en faire aucune mine ni semblant. Raison pour laquelle il articulait devant nous sur la bonne humeur du roi les constatations mensongèrement rassurantes qu’il allait le matin même rapporter à la reine-mère, et qui étaient calculées pour endormir sa méfiance.
Après que le roi fut « pigné », vêtu, et qu’il eut prié Dieu, il déjeuna fort légèrement, et suivi de Luynes, Déagéant et moi-même, il gagna la Petite Galerie, où il essaya d’assouager son attente en jouant de nouveau au billard. Il requit de Luynes, fort habile à ce jeu, qu’il engageât la partie avec lui. Luynes, qui accepta avec un empressement feint, se serait sans doute voulu à vingt lieues de là, et un fort et vif cheval entre les jambes. Le fait est qu’il ne fit pas merveille, ce jour-là, sa main étant mal assurée. Celle de Louis ne tremblait pas, mais entre deux coups, le regard absent, il passait un temps infini à enduire de craie l’extrémité de sa queue de billard. À la fin, il se fatigua de ce divertissement qui le divertissait si peu et, appelant Descluseaux, lui ordonna d’aller déclore au deuxième étage la porte de son cabinet des armes.
La vue de ses belles armes luisantes bien rangées dans les râteliers parut le rasséréner, et il les caressa des yeux et de la main ; puis commanda à Descluseaux de porter sur la table sa « grosse Vitry » : il nommait ainsi un magnifique mousquet qui passait pour être le dernier mot de l’art. C’était une arme à mèche, qui portait à plus de cent toises et tirait avec une émerveillable précision. Quand Descluseaux eut obéi, Louis démonta l’arme, en essuya avec soin les parties, et la remonta avec sa dextérité coutumière. Après quoi, il la chargea à balle, mais sans encore allumer la mèche, et la confia à Descluseaux. Puis, toujours suivi de Déagéant, de moi-même et de Descluseaux portant sa « grosse Vitry », il redescendit dans sa chambre, où assis sur une escabelle, il demeura immobile, muet, les yeux à terre. Un instant plus tard, il se leva et commanda à Berlinghen de lui ceindre son épée. Il se mit alors à marcher de long en large dans la pièce, regardant droit devant lui et l’air fort résolu.
Sur les dix heures et demie, survint un incident si extravagant que même à ce jour il m’est difficile d’y croire, alors même que j’en fus le témoin. Un quidam, que personne ne connaissait à la Cour et que personne depuis n’a mie revu – mais que dis-je, un quidam ? Je devrais dire un fâcheux, un faquin, un fol, un maître-sot, un croquant de l’abbaye de conardie… – se présenta à la porte de la chambre, hors d’haleine, échevelé, et cria : « Sire ! Sire ! On a manqué le maréchal d’Ancre et le voilà qui accourt avec les siens par le grand escalier ! » Après quoi il disparut, comme si l’enfer l’eût englouti.
Louis, qui s’était rassis depuis quelques minutes sur son escabelle, se leva d’un bond, les yeux étincelants.
— Çà, Descluseaux ! dit-il, allume la mèche de ma grosse Vitry !
Ayant dit, il dégaina, passa la dragonne de son épée à son poignet pour être libre de prendre le mousquet en main au cas où il aurait à tirer, et Descluseaux marchant à son côté portant l’arme, Luynes et moi-même dégainant, il s’écria :
— Or sus ! Je vais leur passer sur le ventre !
À pas rapides, il traversa l’antichambre, mais derrière la porte qu’il franchit, il se trouva nez à nez avec Monsieur d’Ornano, colonel des Corses, qui lui cria :
— Sire ! Où allez-vous ? C’est fait ! Le maréchal d’Ancre est mort !
— Mais est-il bien constant qu’il soit mort ? dit le roi, qui avait encore dans l’oreille la fausse nouvelle de l’inconnu.
— C’est vrai, Sire ! cria un gentilhomme qui accourait hors d’haleine vers lui. C’est tout à plein vrai ! Je l’ai vu de mes yeux !
Ce gentilhomme, je l’appris plus tard, était Monsieur de Cauvigny, celui-là même qui avait rédigé la supplique que lisait Conchine quand la pistolétade des conjurés l’avait foudroyé. Jour du ciel ! Le guillaume n’avait pas perdu une minute pour changer de camp et courir courtiser le roi ! Et qui sait ? pour lui présenter un jour proche cette même supplique que la mort du favori laissait sans réponse !
Monsieur de Cauvigny ne fut pas le seul à agir ainsi et à se retourner comme une carpe. La conversion des conchinistes fut si prompte et si générale qu’elle en devint presque édifiante. Quand Louis, gagnant la salle de garde, ouvrit une des fenêtres qui donnaient sur la cour du Louvre et se montra, il fut accueilli par une acclamation telle et si grande qu’on eût cru que cette foule tout entière, et non pas une petite vingtaine de fidèles, avait exécuté le favori. Cinq balles de pistolet tirées à bout portant avaient fait de la centaine de gentilshommes qui suivaient partout Conchine et lui léchaient les mains, des royalistes aussi convaincus que la poignée d’hommes qui l’avaient abattu.
Quant à Louis, il était ivre de bonheur. Rougissant, haletant, il fut un moment avant de pouvoir piper mot. Il y avait sept ans que son père était mort : sept ans d’oppression, d’offenses et d’humiliations sous la férule d’une mère insensible. Et quand enfin il retrouva la parole devant cette foule qui l’acclamait, il cria d’une voix si étouffée par l’émotion qu’à peu qu’on ne l’ouït pas :
— Merci ! Merci ! Grand merci à vous ! À cette heure, je suis roi !
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N’est-il pas extravagant que lorsqu’un grand événement se produit, qui agite les passions à l’extrême, la fausse nouvelle précède souvent la bonne, comme si la profonde peur qu’on a d’une future infortune possédait le pouvoir d’en créer le fantôme ? Cela fut vrai au Louvre, où le quidam que j’ai dit vint annoncer au roi qu’on avait manqué le maréchal d’Ancre. Et cela fut vrai aussi dans la capitale où dans l’heure qui suivit la pistolétade du pont donnant, le bruit courut parmi les Parisiens que le roi, leur petit roi tant chéri, après avoir été si resserré dans son Louvre par sa mère et l’abjecte Conchine, était tombé, comme son père, sous le coup des méchants.
L’émeuvement fut prodigieux. Les boutiquiers, prévoyant que les orages de l’émeute n’allaient pas faillir d’éclater, fermèrent leurs boutiques et les remparèrent, comme de nuit, par d’épais contrevents aspés de fer. Faute de chalands et de marchands, on dut clore le Marché Neuf. Car il n’y eut homme ni femme qui ne se désemployât de soi à cette affreuse nouvelle, quittant son étal, son échoppe, son four ou son aiguille, pour se ruer dans les rues, lesquelles se mirent tout soudain à grouiller d’une innombrable multitude.
Chez les bonnes garces de Paris, ce n’étaient que pleurs, gémissements et cris de rage, lesquels vouaient Conchine aux gémonies et mêlaient à de terribles menaces des paroles sales, ordes[96] et fâcheuses à l’adresse de la reine-mère. Les hommes grondaient comme dogues à l’attache, et les têtes chaudes parlaient de s’armer et de courir arracher le tyran à son Louvre. La corporation la plus forte en bec de la capitale, les savetiers, dont le fameux Picard était le chef, se répandait partout, excitant à la sédition les ouvriers mécaniques, les soldats perdus et les désoccupés. Les corporations les plus féroces – crocheteurs, mazeliers et bateliers de Seine – méditaient des violences apocalyptiques et à elles, attirées comme limaille par aimant, se joignaient sournoisement les bandes redoutées de mauvais garçons parisiens – les Rougets, les Plumets, les Grisons – lesquels d’ordinaire demeuraient dans la journée tapis au mitan des faubourgs puants, cachés dans des taudis à double issue, au milieu d’un lacis de ruelles inaccessibles au guet.
Il n’y avait qu’un seul cri : on vouait à la mort la plus barbare un homme qui déjà n’était plus. On sciait dans les carrefours le pied des cinquante potences qu’il avait fait dresser pour épouvanter le populaire. On n’en garda qu’une seule : celle du Pont Neuf, où l’on jura qu’on pendrait le coglione, dès qu’on l’aurait pris. Le guet, qui tâchait d’intervenir, fut lapidé et se retirant, dépêcha au roi pour annoncer que la foule allait marcher sur le Louvre.
Le Conseil du roi, lequel avait cessé d’être secret à la minute où Conchine était tombé sous les balles, siégeait en permanence et décida d’apporter un prompt remède à ces remuements et aux excès qu’ils pourraient produire. On envoya les archers de la garde du corps, lesquels étaient bien reconnaissables parce qu’ils étaient habillés aux couleurs du roi, parcourir Paris à cheval avec ce qu’il fallut d’exempts et d’enseignes pour crier à tue-tête : « Conchine est tué ! Conchine est tué ! Le roi est roi ! Vive le roi ! »
Ce cri, aussitôt repris, se propagea de quartier en quartier, de places en rues et de rues en ruelles, avec une rapidité qui défie l’imagination. De minute en minute, la liesse du populaire devint aussi frénétique que l’avaient été sa douleur et sa rage. On s’embrassait sans se connaître, on se congratulait, les visages rayonnaient, il semblait qu’un monde plus juste fût né, dans lequel il ferait bon de vivre. Avec les fragments des potences qui eussent dû porter au bout d’une corde les Parisiens révoltés, on fit de grands feux de joie qui exaltaient la mort de celui qui les avait dressées. On obligea les cabaretiers à rouvrir leurs échoppes, on s’attabla, on but à franches goulées, on chanta, on dansa, pastissant les garces à la fureur. Et par-dessus tout, on parla intarissablement du petit roi, on s’attendrit sur la vaillance d’un garcelet qui n’avait pas seize ans, on se ramentut la bonne mine et la fière allure qu’il avait à cheval en ses apparitions publiques, on prédit qu’il serait le plus grand roi de la terre. On clama qu’il avait sauvé et libéré son peuple. On le compara à la Pucelle, dont il avait d’ailleurs le doux visage, d’aucuns assurant même que son dessein de tuer le méchant lui avait été inspiré par Dieu, ou par un ange envoyé de Dieu. Ceux qui n’avaient plus de pécunes pour payer leur vin marchaient par les rues inlassablement par l’effet de leur fanatique enthousiasme, et ne se contentant pas de crier « Vive le roi ! » à se rompre la gorge, ils ajoutaient : « Le roi est roi ! » Et ces deux cris, indéfiniment répétés, fusaient de milliers de poitrines et allaient jusqu’aux nues.
L’objet de tant d’amour était assailli dedans son Louvre par une foule d’une autre espèce, mais tout aussi fervente. Tous ceux qui pouvaient être admis au guichet en montrant patte blanche – nobles, parlementaires, gens de robe, grands commis de l’État – s’alignèrent patiemment sur le pont-levis, le pont dormant, et jusque dans la rue de l’Autriche, en files interminables. Car la presse était grande et on ne pouvait passer au guichet qu’un par un. Le monumental escalier Henri II était noir de monde. On n’y pouvait avancer d’un pas qu’au bout d’une demi-heure, et les gens étaient si serrés les uns contre les autres qu’une épingle entre eux n’aurait pu tomber à terre. Les appartements royaux s’étant avérés trop étroits pour cette multitude, on avait porté le roi jusqu’à la Petite Galerie, mais là encore, Louis, menacé d’écrasement par une foule avide de le voir, dut pour se dégager et être vu monter sur le billard. Alors, dans les cris dévotieux qui de toute part jaillissaient vers lui, des forêts de mains se tendirent, aussi anxieuses de le toucher que si cet attouchement devait leur assurer à jamais la paix et le bonheur.
Les archers, entourant le billard, empêchaient les plus ardents de monter sur le tapis vert rejoindre le roi. Comme on leur avait, par sécurité, ôté leurs armes, des deux mains ils tendaient à l’horizontale les queues de billard pour repousser la foule. Deux de ces queues cassèrent, ce dont on s’ébaudit fort, tant on était heureux. Pâle et les traits tirés, car depuis quatre jours il n’avait pu dormir, Louis touchait au comble du bonheur. Il se sentait des ailes de s’être délivré d’une double tyrannie, serrait des mains, remerciait, et tantôt riait aux anges, tantôt se cachait la bouche de sa main, tenant cet excès de rire pour contraire à sa dignité. Chose qui étonna, lui qu’on réputait si timide et si taciturne, il parlait d’abondance et aux uns et aux autres répondait avec à-propos.
Au président Miron, qui s’excusait d’avoir obéi aux ordres de la reine, il répliqua : « Vous avez fait ce que vous deviez, et j’ai fait aussi ce que je devais. » À un autre de ses visiteurs il dit : « L’on m’a fait fouetter des mulets pendant six ans aux Tuileries : il est bien temps que je fasse ce jour d’hui ma charge. » Et le souvenir de ses vaines et puériles occupations, du temps où on l’élevait pour n’être pas roi, revenant le tabuster en son présent bonheur, il éclaira encore davantage sa conduite passée dans un entretien avec le cardinal de La Rochefoucauld. Comme le prélat, le voyant assailli de toutes parts, lui disait : « Sire, vous serez dorénavant autrement occupé que vous n’avez été jusqu’à ce jour », il répondit : « Que non pas. J’étais bien plus occupé à faire l’enfant que je ne suis à toutes les affaires présentes. »
Il ne les négligeait pas pourtant, agissant au rebours promptement, avec sagesse et prudence, en dépit du tohou oubohou[97] qui l’entourait. Il refusa l’élargissement du prince de Condé, attendant pour cela que les Grands fussent revenus à résipiscence, destitua les ministres de Concini et rappela les Barbons. Au cours de l’après-midi, il monta à cheval, suivi de ses gardes et de trois cents gentilshommes, et se promena dans les grandes rues de Paris, sous les applaudissements et les acclamations qui se poursuivirent bien après qu’il fut rentré dans son Louvre.
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Lecteur, plaise à toi de remonter derechef avec moi le temps de quelques heures, afin que je puisse te présenter hic et nunc un personnage féminin tout à fait remarquable par son insignifiance, mais dont le monde a retenu le nom parce que le hasard a voulu quelle se trouvât au lieu qu’il fallait pour poser une seule petite question et porter la réponse à sa maîtresse – tâche dont elle s’acquitta, de reste, avec la plus mauvaise grâce du monde, étant femme fruste et même brutale.
Elle se nommait Caterina Forzoni. Fille de la nourrice de Marie de Médicis, elle avait quitté Florence avec la reine et vivait à la Cour de France depuis dix-sept ans, étant chambrière de nuit de la souveraine : cela voulait dire qu’elle couchait dans sa chambre et veillait sur son sommeil, mais seulement une nuit sur trois, partageant ces fonctions avec deux autres servantes. Bizarrement, assurer ce service nocturne, peu fatigant quand maître ou maîtresse dormait bien, se disait au Louvre « être de chevauchée ».
Caterina se trouva « de chevauchée » dans la nuit du vingt-trois au vingt-quatre avril, et fut réveillée au milieu de la nuit par un grand cri de la reine. Fort rechignante et malengroin, et se donnant assez peu la peine de le dissimuler, Caterina se leva du matelas sur lequel elle dormait (et qu’elle repliait le matin pour le cacher dans un placard), et battant le briquet, alluma une bougie sur la demi-douzaine que comportait le chandelier royal. Elle vit alors la reine dressée sur son séant, l’œil hagard, les deux mains pressées contre sa poitrine.
— Ah, Caterina ! cria-t-elle. Ho sognato un sogno orríbile[98] !
Et dans un flot de paroles, elle lui raconta son cauchemar.
On l’avait traduite devant un tribunal, accusée de crimes monstrueux et condamnée à mort. Mais à part sa présence et la lumière qu’elle avait fait surgir, Caterina apporta très peu de réconfort à la reine.
— Un sogno è un sogno[99], dit-elle laconiquement.
Et Marie au bout d’un instant se remettant dans les draps, Caterina souffla la bougie et s’en alla recoucher sur son matelas, en pensant : « Demain, Dieu merci, elle va s’apparesser au lit. »
La reine s’y apparessa, en effet, et ne commença à remuer sa considérable masse sur sa couche que sur le coup de dix heures. Caterina, qui était réveillée depuis belle heurette, et n’ignorait pas que sa maîtresse, au réveil, avait l’humeur escalabreuse, se leva dès quelle ouït ces remuements, rangea prestement le matelas dans le placard, s’habilla en un tournemain et sortit à pas feutrés de la chambre royale. Sa « chevauchée » avait pris fin avec le lever de la reine : le reste était maintenant du ressort des onze chambrières que comportait le service diurne de Sa Majesté. Bien que, dans l’ensemble, Caterina fût bien payée et assez bien traitée, ces bonnes semences tombaient sur un sol ingrat : elle n’aimait pas Marie, et lui gardait mauvaise dent de l’avoir réveillée au milieu de la nuit.
Les appartements de la reine-mère se situaient à l’entresuelo, et oyant du bruit dans la cour, Caterina ouvrit la fenêtre et avisant Vitry, qui discourait au milieu d’un groupe de gentilshommes, elle lui cria :
— Monsieur de Vitry, che cosa c’è ?[100]
Vitry, béant d’être ainsi interpellé, et en italien, sourcilla fort, mais s’avisant aussitôt que c’était une femme et une femme qui béait devant lui chaque fois qu’elle le rencontrait, il répondit :
— Le maréchal d’Ancre a été tué !
— Per chi ?
— Par moi ! répliqua Vitry avec truculence. Et de l’ordre du roi !
Caterina ferma la fenêtre. De toute évidence, c’était son devoir d’aller sans tant languir porter cette nouvelle à la reine, mais un devoir qu’elle se prépara à accomplir avec un certain plaisir, car n’étant point sotte, elle imagina aussitôt quel effet désastreux la mort de Conchine allait produire sur sa maîtresse.
La reine était levée, n’ayant sur le dos qu’un manteau de chambre en soie, quelle n’avait pas pris la peine de fermer sur son corps opulent, mais on sait que dans l’intimité cette femme pudibonde se dépoitraillait volontiers ; et elle s’était affalée sur une chaire, les jambes disgracieusement écartées, le menton tombant sur la poitrine, et les cheveux pendant sur son visage, l’air à la fois revêche et angoisseux. Elle sursauta quand, entrant dans la chambre, Caterina claqua la porte derrière elle, ce dont aussitôt elle s’excusa humblement, se génuflexant et la tête touchant quasi le sol, alors même que ce claquement avait été prémédité pour effrayer sa maîtresse.
— Eh bien, qu’y a-t-il ? dit Marie. Pourquoi me regardes-tu ainsi ?
— Madame, ce que j’ai à vous annoncer ne va pas vous plaire.
— Or sus, parle ! Parle, effrontée !
— Madame, dit Caterina en relevant la tête et en parlant soudain d’une voix éclatante, le maréchal d’Ancre vient d’être tué par Monsieur de Vitry, et de l’ordre du roi !
— Est-ce vrai ? cria la reine en se levant de sa chaire, l’air égaré.
— Monsieur de Vitry vient de me le dire !
— Mon Dieu ! dit Marie, les deux mains appuyées contre son cœur, blême, suffocante, ouvrant et remuant les lèvres, mais sans pouvoir parler.
Elle fit trois à quatre pas dans la pièce, s’arrêta, tourna sur elle-même, revint sur ses pas, et tâtonnant de la main pour en saisir le dossier, comme si ses yeux lui refusaient tout service, elle se laissa retomber sur la chaire qu’elle venait de quitter.
À cet instant entrèrent en hâte dans la chambre royale, dans un grand brouhaha de paroles, affairées et peu vêtues, les trois amies les plus intimes de la reine, Madame de Guercheville (qui avait l’œil sur ses demoiselles d’honneur), ma bonne marraine, la duchesse de Guise, et ma demi-sœur, la scintillante princesse de Conti. « À vrai dire, me dit-elle plus tard en me contant la scène qui suivit, je ne scintillai pas alors de tous mes feux, étant, comme ma mère et la Guercheville, en jupons, ni coiffée, ni pimplochée, le tétin peu pommelant, et pas le moindre bijou ! Nous venions d’apprendre l’exécution de Conchine et nous accourions au saut du lit pour conforter la reine, et quant à moi, pour voir aussi, en ma curiosité de chatte, comment elle prenait la chose… Là-dessus, entrent dans la chambre Monsieur de La Place et Monsieur de Bressieux. Je crus mourir de honte que ces gentilshommes me vissent, faite comme j’étais ! Mais croyez-vous, mon cousin, que, malgré la gravité de l’heure et ma tenue, ou peut-être à cause d’elle, Monsieur de Bressieux n’avait d’yeux que pour moi ! Ma fé ! Les hommes sont de bien étranges animaux ! »
Les consolations de ses plus intimes amies ne furent pour Marie d’aucun secours. Elle arpentait la pièce à grands pas, échevelée, l’œil hagard, la langue paralysée, et se tordant les mains, l’image même du désespoir. Madame de Guise, ne pouvant obtenir d’elle un seul mot, eut l’audace de l’arrêter dans sa course et de fermer sur ses corpulences son manteau de chambre de soie rose. C’est à peine si Marie s’en aperçut. Dès que ma bonne marraine eut terminé sa pudique intervention, Marie reprit sa marche, tantôt se tordant les mains et tantôt les battant comme folle l’une contre l’autre.
C’est à ce moment que j’entrai moi-même dans la chambre avec un message oral des plus détaillés, à transmettre à Marie de la part de son fils. Tout en jetant en passant un regard tendre à Madame de Guise et un autre regard à la princesse de Conti, que je trouvai charmante en son jupon, j’allai me génuflexer devant la reine, mais ne pus baiser le bas de sa robe, tant elle s’agitait. De reste, dans le désarroi où elle se trouvait et jugeant qu’elle était incapable de m’ouïr et, même, d’entendre mon propos, je pris le parti d’attendre qu’elle se remît quelque peu du coup qui l’avait accablée.
Monsieur de La Place se montra plus audacieux, se hasardant à la parfin à accomplir la mission pour laquelle il était entré :
— Madame, dit-il, nous sommes grandement dans l’embarras. Nous ne savons pas comment annoncer à la maréchale d’Ancre la mort de son mari.
À ces mots, la reine s’arrêta dans sa course, son visage s’empourpra, et retrouvant tout soudain, dans son ire, sa langue paralysée, elle cria à tue-tête avec une extrême violence :
— Eh bien ! Si vous ne savez pas comment lui dire la nouvelle, chantez-la-lui !
Cette parole produisit sur moi un effet fort pénible. À voir la façon dont on avait traité son mari, le sort de la Conchine n’allait pas être des plus doux, et je sentis je ne sais quelle bassesse dans la brutale insensibilité dont la reine faisait preuve à son égard.
— J’ai bien d’autres chats à fouetter ! poursuivit-elle à la fureur. Je ne veux plus qu’on me parle de ces gens-là ! Je leur avais bien dit ! Il y a longtemps qu’ils eussent dû être en Italie ! Pas plus tard qu’hier soir, j’avais prévenu le maréchal que le roi ne l’aimait pas ! Et maintenant, j’ai assez affaire à moi-même pour m’occuper de cette femme !
À mon sentiment, il y avait dans cette attitude et ces propos un double aveu enrobé d’hypocrisie : Marie n’avait jamais consenti à donner à Conchine l’ordre formel de se retirer, pour la raison, comme je l’ai dit déjà, qu’il était le bras séculier qui la maintenait au pouvoir contre les aspirations de son fils. Et ce même fils, si présentement elle tremblait devant lui, c’est qu’elle avait conscience, quoi qu’elle en eût, d’avoir agi à son endroit avec la plus criante injustice.
Après cet éclat, Marie parut se calmer par degrés, comme si elle s’était créé une neuve vertu en faisant retomber toutes les fautes de sa régence sur les maréchaux d’Ancre. Quant à moi, je crus le moment venu d’entrer en lice.
— Madame, dis-je en me génuflexant derechef, plaise à Votre Majesté de bien vouloir m’ouïr. J’ai un message à lui délivrer de la part du roi son fils.
— Je vous ois, Monsieur, dit-elle en s’asseyant et en faisant un assez pitoyable effort pour rassembler autour d’elle les lambeaux de sa dignité.
— Madame, le roi votre fils est résolu à être désormais le maître en son royaume et à prendre en main le gouvernement de l’État. Il vous prie de lui faire la grâce de ne plus vous en occuper.
— Est-ce tout, Monsieur ? dit-elle avec une voix où elle tâchait de mettre de la hauteur, sans y réussir tout à fait.
— Non, Madame, dis-je avec un nouveau salut. Le roi votre fils vous invite à ne point bouger de votre chambre et à ne vous mêler de rien.
— Suis-je donc prisonnière, Monsieur ? dit-elle âprement.
— Nenni, Madame, cette mesure n’est que momentanée. Le roi veillera dans la suite à ce que Votre Majesté se retire dans une ville de son choix.
— Me voilà donc déposée, et qui pis est, honteusement chassée ! s’écria la reine avec la dernière véhémence.
— Madame, dis-je, excusez-moi, mais vous ne sauriez être déposée puisque vous n’êtes pas régnante, ayant renoncé vous-même à la régence il y a quelques mois. Et le roi par ma bouche vous assure qu’il vous honorera toujours comme sa mère.
— Il n’empêche, je veux le voir ! dit-elle avec un présent retour de ses manières despotiques.
— Madame, si Votre Majesté me permet de le lui dire, ce serait tout à plein inutile de demander un entretien au roi dans le moment présent.
— Nous verrons cela ! dit-elle avec hauteur. Monsieur, vous pouvez vous retirer.
Je la saluai et sortis aussitôt, surprenant au passage le regard étonné que ma bonne marraine me jeta, apprenant tout soudain, à me voir jouer les missi dominici[101], que j’avais été du complot qui avait exécuté Concini. Quant à moi, ce dialogue avec la reine me confirma dans la pensée que, ce jour d’hui pas plus qu’hier, elle n’entendait rien et n’entendrait jamais rien, au caractère de son fils, puisqu’elle espérait le faire changer de résolution en obtenant de lui parler. Incapable de sortir de l’ornière de ses opinions, elle continuait à faire ce quelle avait toujours fait : elle le mésestimait.
Comme je sortais de son appartement, j’entendis des voix irritées, et m’approchant du lieu dont elles provenaient, je vis Monsieur de Vitry aux prises avec Monsieur de Presles, lieutenant des gardes de la reine, à qui il commandait, de l’autorité du roi, de retirer ses hommes, les siens les devant remplacer. Monsieur de Presles refusant tout à trac, Vitry, ivre de fureur, le menaça de le tailler en pièces, lui et ses hommes. Sur quoi, Monsieur de Presles alla toquer à la porte de la reine, et Caterina Forzoni apparaissant, il la pria de demander à la reine quelles étaient ses instructions. Caterina revint lui dire de la part de sa maîtresse d’avoir à obéir aux ordres du roi, mais elle s’exprima d’une façon si brutale et si désobligeante que Monsieur de Presles eut un doute sur sa véracité et demanda à parler au premier écuyer de la reine, Monsieur de Bressieux, lequel vint enfin et confirma ce que la reine avait dit. Monsieur de Presles, la crête fort basse et l’air fort triste, car il entendait bien que sa compagnie allait être dissoute, emmena alors ses hommes et Vitry les remplaça par douze des archers du roi, en les cantonnant devant la porte de la reine et en leur commandant de ne laisser entrer personne. Au rebours des assurances que j’avais cru pouvoir lui donner, Marie, pour le moment du moins, était donc bel et bien prisonnière de son fils.
Si elle avait été femme à faire un retour sur elle-même, elle se serait se peut ramentu que, huit jours auparavant, quand Conchine était revenu de Caen à brides avalées, il avait pu clamer urbi et orbi qu’il allait resserrer son fils en son Louvre, sans qu’elle eût fait là-contre la moindre objection.
En retournant au pavillon du roi, je croisai des maçons portant chaux, pierres de brique et outils, et des Suisses qui, eux, portaient des haches. Les premiers allaient murer deux portes dérobées des appartements de la reine et les seconds, abattre le petit pont de bois qui enjambait les douves et permettait à Marie de gagner le jardin du bord de Seine. De toute évidence, le roi craignait quelle ne passât par là pour s’évader et rameuter des partisans contre un pouvoir qu’il n’avait pas encore eu le temps d’affermir.
Ce matin du vingt-quatre avril, puérilement opiniâtre, Marie demanda au roi à six reprises de la recevoir, et à six reprises le roi la rebuffa. À la dernière ambassadrice, Madame de Guercheville, qui, au passage du roi, se jeta à ses genoux pour lui transmettre la requête de la reine, Louis répondit avec une extrême froideur : « Je reconnais toujours la reine pour ma mère, bien qu’elle ne m’ait traité ni en roi ni en fils. Néanmoins, je la traiterai, moi, toujours comme ma mère. Mais je ne la peux encore voir que je n’aie donné ordre à mes affaires. »
Ayant dit, méticuleusement il continua à la resserrer, interdisant que ses enfants, les seigneurs de la Cour, et les ambassadeurs étrangers fussent admis à la voir. Le duc et Grand d’Espagne, Monteleone, se dirigeant vers l’appartement de Marie, Vitry roidement l’interpella : « Où allez-vous, Monsieur ? Ce n’est pas là qu’il faut aller maintenant ! C’est au roi ! »
Belle lectrice, qui eût pensé qu’un jour j’éprouverais quelque pitié pour celle que dans notre hôtel du Champ Fleuri nous appelions l’Araignée ? Quand on lui apprit qu’on avait tué son mari, elle ne versa pas une larme, mais plus généreuse que sa maîtresse, elle plaignit la reine : « Pauvre femme, dit-elle, je l’ai perdue ! » Puis elle mit ses diamants dans sa paillasse et se coucha dessus, feignant d’être malade. On ne se contenta pas de l’arrêter et de l’alléger du fruit de ses rapines. Le Parlement, qui n’aurait jamais osé montrer tant de zèle du vivant de Conchine, se revancha de sa couardise sur une femme seule et sans appui. Il l’accusa de sorcellerie, lui fit un procès inique et la condamna au bûcher.
Le lendemain du vingt-quatre avril, le peuple, apprenant que Conchine avait été enterré sous le chœur de Saint-Germain l’Auxerrois, alla cracher sur la dalle qui recouvrait son corps, et cet outrage ne suffisant pas à assouager son ressentiment, il descella ladite dalle, déterra le cadavre, et le traînant dans les rues, l’alla pendre par les pieds à la potence du Pont Neuf. Là, tous se ruèrent sur lui, le couteau à la main, et se mirent à le dépecer. Ce qui demeura alors du maréchal d’Ancre n’étant plus qu’un tronc informe, les furieux, comme déçus que cette masse n’eût plus forme humaine, et sentant toutefois leur haine encore inassouvie, se consultèrent entre eux et décidèrent de brûler ses pauvres restes. Louis, à ouïr cette nouvelle, fut marri que le guet eût été impuissant à arrêter ces impiétés dès leur commencement.
Les trois ministres créatures de Conchine furent, comme j’ai dit, destitués dès la première heure, mais ils n’eurent pas le même sort, loin de là. Mangin fut jugé et condamné au bannissement perpétuel, et mourut pauvre et délaissé. Mangot fut laissé en liberté, et végéta.
Mais au jeu des épingles que jouent les petites filles en ce royaume, Richelieu tira la sienne avec une émerveillable adresse. Fort mal accueilli de prime par le roi, il ramentut à Luynes la promesse qu’en son nom Pont de Courlay avait faite à Sa Majesté de le renseigner sur toutes affaires venant à sa connaissance. Il obtint alors de Louis de s’attacher à la personne de la reine-mère en son probable exil, afin de servir d’intermédiaire entre elle-même et son fils. En même temps, il promit à Déagéant d’échanger avec lui des lettres chiffrées, par lesquelles il l’instruirait des intrigues qui se pourraient nouer autour de la reine déchue. S’étant ainsi couvert des deux côtés, Richelieu envisagea l’avenir avec la confiance que ses grands talents et son peu de droiture l’autorisaient à nourrir.
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Dans les jours qui suivirent, Louis, qui gardait une fort mauvaise remembrance des visites protocolaires qu’il avait dû faire pendant sept ans, et deux ou trois fois par jour, à une mère hautaine et rebéquante, jouit tout à plein de son neuf privilège d’être débarrassé de cet humiliant devoir. Aussi demeura-t-il inflexible, et dans sa résolution de ne voir Marie qu’au jour et à l’heure qu’il aurait décidés, et dans sa décision de ne laisser aucun ambassadeur étranger la visiter. Mais par ailleurs, il se relâcha prou de ses rigueurs premières, étant attentif à la traiter plus humainement qu’elle n’avait fait à son endroit. Il lui permit de voir ses filles, mais sans accepter toutefois qu’elles la suivissent en sa retraite, non plus que Gaston, de peur qu’elle ne se servît un jour de ses enfants comme otages pour prendre barre sur lui.
Il autorisa aussi ses amies intimes, son secrétaire, Philipeaux de Villesavin, son premier écuyer, Monsieur de Bressieux et, bien entendu, Richelieu, devenu chef du Conseil de la reine, de l’entretenir autant qu’ils le voudraient.
La retraite de la reine-mère en province ne fut pas à proprement parler un exil, mais y ressemblait fort, en raison du fait qu’elle n’avait guère eu le choix. Plutôt que de demeurer resserrée dedans le Louvre et d’y vivre destituée de ses grandeurs passées, Marie préféra se retirer dans une ville de son domaine, par exemple Moulins. Mais Moulins, comme il apparut vite, n’étant guère en état de la recevoir, elle demanda Blois, dont le site et le château l’avaient charmée lors des séjours qu’elle y avait faits.
Elle fit d’autres demandes au roi, et qui ne furent pas petites : elle voulait détenir dans la ville où elle résiderait un « absolu pouvoir » ; y jouir de ses revenus, apanages et appointements sans qu’on rabattît rien sur eux ; y avoir ses gardes, ou partie de ses gardes ; connaître sans tarder les noms des personnes que le roi autoriserait à partir avec elle ; faire ses adieux au roi au moment de son partement.
Résolu d’en agir au mieux avec elle et d’accepter ses conditions, Louis s’y prit toutefois avec circonspection. Désirant garder une trace indubitable de cette négociation afin qu’elle ne fût pas un jour défigurée, il exigea que les demandes de la reine lui fussent faites par écrit et il répondit aussi par écrit qu’il les accordait.
Avec les mêmes soins et la même prudence, il régla le protocole des adieux, et fixa jusqu’aux paroles qui y seraient prononcées de part et d’autre. Connaissant Marie, il craignait qu’elle donnât à la scène des adieux un caractère outré, qu’il jugeait disconvenable à la dignité de la reine et à la sienne. L’insensibilité de Marie pouvait, certes, lui assurer, dans les occasions, une parfaite impassibilité. Elle n’avait pas versé un pleur à la mort de Nicolas, le départ de Madame pour l’Espagne l’avait laissée de glace, et dès que la Conchine eut été arrêtée, on eût dit qu’elle ne se souvenait plus d’elle. En revanche, quand il s’agissait d’elle-même et de ses propres malheurs, elle était fort capable de crier, de gémir, d’articuler de furieux reproches ou d’éclater en de bruyants sanglots. Louis, qui se souvenait des scènes violentes que son père avait essuyées, parfois même en présence de la Cour, prit le parti de lui écrire d’un bout à l’autre son rollet en ces adieux, et elle dut promettre de l’apprendre par cœur et de le réciter sans rien retrancher, ni rien ajouter. Malgré cette promesse, Louis ne laissa pas de craindre, à ce que j’entendis, qu’elle ne prît des libertés avec son texte.
Le départ de la reine fut fixé au mercredi trois mai, et les adieux, à deux heures et demie de l’après-dînée. La pluie, qui avait cessé le vingt-quatre avril (signe qui fut jugé miraculeux), reprit à l’aube du trois mai, et dans l’entourage de la reine on s’accorda pour dire que le ciel pleurait la tristesse de cette séparation.
Le roi revêtit ce jour-là un pourpoint de satin blanc (étoffe et couleur que son père affectionnait dans les grandes occasions), des chausses écarlates, un chapeau de feutre noir couronné de plumes blanches, et je fus fort étonné, quant à moi, qu’il se bottât et s’éperonnât en cette circonstance. Il est vrai que, les adieux finis, il comptait se rendre à Vincennes pour chasser, mais à l’accoutumée il ne mettait bottes et éperons qu’à l’arrivée, ne voulant pas souffrir ces incommodités dans le voyage en carrosse. Madame de Guise, qui plaignait Marie, et perdait aussi en elle une amie qui la comblait de pécunes, opina que ces bottes et ces éperons étaient une sorte de braverie du fils à la mère, car il n’eût jamais osé, dit-elle, avant ce jour, se présenter à elle dans cet appareil.
Je ne sais si elle eut raison là-dessus, car se faisant suivre dans cette entrevue par la poignée de ses fidèles, Louis en exclut cependant Vitry et son frère Du Hallier : il craignait que la vue des meurtriers du Conchine n’offensât la reine.
Outre ses fidèles, Louis admit en ces adieux les ambassadeurs des royaumes voisins, les voulant témoins d’une séparation sur laquelle il redoutait qu’on fît à l’étranger, sur le fondement des babillages de cour, des rapports malveillants.
La scène se passa à l’entresol, dans l’antichambre de la reine. Le roi, suivi des personnes que j’ai dites, et dont j’étais, y parvint le premier et n’attendit qu’une petite minute avant que la reine sa mère apparût sur le seuil de sa chambre, vêtue non pas splendidement comme je m’y attendais, mais avec une simplicité de bon aloi, sans un bijou et sans autre ornement qu’un mouchoir de dentelle qu’elle portait à la main. Je ne lui trouvai pas la « mine basse », comme le dirent après coup d’aucuns d’entre nous. Ce qui leur donna, je crois, ce sentiment fut que son visage n’arborait pas cette superbe qui éclatait en lui à l’accoutumée. Mais il faut bien avouer qu’il était difficile à Marie de porter la crête haute en une situation aussi humiliante.
Quand elle apparut, le roi se découvrit, s’avança d’un pas ou deux dans sa direction, mais sans s’approcher d’elle ; et se tenant environ à une toise de sa personne, son chapeau à la main, il l’envisagea, sans que son visage trahît la moindre émotion, et dit d’une voix posée :
— Madame, je viens ici pour vous dire adieu et vous assurer que j’aurai soin de vous comme de ma mère. J’ai désiré vous soulager de la peine que vous preniez en mes affaires. Il est temps que vous vous reposiez et que je m’en mêle. C’est ma résolution de ne souffrir plus qu’autre que moi-même commande en ce royaume. Je suis roi, à présent.
Louis fit une petite pause après ce : « Je suis roi, à présent », qu’il prononça sans hausser la voix, d’un ton uni, mais avec cette même résolution dont il venait de faire état.
— J’ai donné ordre, poursuivit-il, à ce qui est nécessaire pour votre voyage, et j’ai commandé à Monsieur de la Curée et à sa compagnie de vous accompagner. Vous recevrez de mes nouvelles étant arrivée à Blois.
Il fit de nouveau une petite pause, et reprit :
— Adieu, Madame, aimez-moi et je vous serai bon fils.
À mon sentiment, de tout son petit discours, cette dernière phrase fut la plus surprenante, car ce « aimez-moi » était une prière dont il savait qu’elle ne serait jamais exaucée, et ce « je vous serai bon fils », une promesse dont il n’ignorait pas, sa mère étant ce qu’elle était, qu’il ne pourrait jamais la tenir.
Ce fut alors au tour de Marie de répondre, et Louis la regarda avec un soupçon d’inquiétude, car elle avait les yeux pleins de larmes et pétrissait fébrilement son mouchoir, tant est qu’il se demanda si, sur le coup de son émeuvement, elle n’allait pas oublier ou modifier son texte. Et à vrai dire, le premier mot qu’elle prononça lui fit craindre le pire, car au lieu de dire « mon fils », appellation prévue dans son rollet, ou à la rigueur, « Sire », comme l’eût voulu le protocole, elle lui dit « Monsieur ».
— Monsieur, dit-elle d’une voix tremblante, je suis très marrie de n’avoir pas gouverné votre État durant ma régence plus à votre gré que je n’ai fait, vous assurant que j’y ai néanmoins apporté toute la peine et le soin qu’il m’a été possible, et vous supplie de me tenir toujours pour votre très humble et très obéissante mère et servante.
Si l’on met de côté la « très humble et très obéissante mère et servante », qui n’était qu’une phrase de protocole tout à fait vide de sens, le texte écrit par Louis pour sa mère me parut empreint d’une certaine noblesse. Il se refusait à mettre sa mère en accusation : il ne lui reprochait ni l’insensé pillage des deniers de l’État, ni la politique de faiblesse vis-à-vis des Grands, ni les mépris dont elle l’avait accablé, ni le soutien apporté à un usurpateur qui menaçait la liberté et la vie de sa personne. Et passant ces très lourds griefs sous silence, il se bornait à constater quelle n’avait pas gouverné « à son gré », mais qu’elle avait fait de son mieux. C’était se montrer fort conciliant. Et peut-être trop, en vins-je à penser plus tard, observant, année après année, tout le trouble que les folles intrigues de Marie jetèrent dans l’État.
Si Louis avait pu se départir alors de son masque imperscrutable, il eût poussé un soupir de soulagement quand sa mère acheva de débiter ce discours appris. Mais il eût soupiré trop tôt, car à peine avait-elle terminé que Marie gagna l’encoignure d’une fenêtre et éclata en sanglots.
Ces pleurs jetèrent Louis dans l’embarras. Bien qu’exaspéré par les prémices d’une scène qu’il eût tant voulu éviter, il sentit qu’il ne pouvait planter là Marie sans encourir publiquement le reproche d’insensibilité qu’il avait en son for tant de fois adressé à sa mère. Il prit alors le parti de demeurer où il était, immobile comme une statue, et aussi silencieux que s’il eût été fait de marbre. Pendant ce temps, du mouchoir qu’elle avait emporté et qui trouvait là un emploi peut-être prémédité, la reine essuyait les pleurs qui coulaient sur ses joues, tout en jetant à son fils des regards de côté.
Comme il ne branlait pas d’un pouce et paraissait n’attendre que son bon vouloir pour se retirer, elle se résolut à refouler ses larmes, et reprit sur le ton le plus pathétique, mais cette fois, sans lui dire « mon fils », « Sire », ni même « Monsieur ».
— Je m’en vais. Je vous supplie d’une grâce en partant, que je veux me promettre que vous ne me refuserez pas, qui est de me rendre Barbin, mon intendant.
Barbin, en effet, avait été son intendant, avant de devenir, avec son assentiment, ministre. Or, cette demande ne pouvait que rebrousser le roi à l’extrême, d’abord parce qu’en la formulant, Marie, partenaire déloyale, sortait du rollet qu’elle avait accepté, ensuite parce que des trois ministres de Conchine, le roi tenait Barbin pour le plus coupable.
Le roi ne fut pas la seule personne à qui cette intervention déplut au plus haut point. Et je m’en aperçus avec quelque amusement, malgré la gravité de l’heure, quand je vis Richelieu, qui se tenait debout à la droite de la reine et un peu en retrait, froncer le nez. Car si le roi acceptait cette requête in extremis de la reine et lui « rendait » Barbin, c’en eût été fait de la place prépondérante du prélat au Conseil de Marie, Barbin ayant sur lui l’avantage de l’ancienneté, des services rendus de longue date à la reine et de la grande confiance qu’elle lui témoignait.
Les alarmes de Richelieu furent de courte durée : le roi, conservant son immobilité de pierre, regarda la reine fermement dans les yeux, et ne répondit ni mot ni miette. On ne pouvait mieux lui signifier que tout ce qu’elle pourrait ajouter au discours qu’elle avait appris ne serait pas considéré. Toute autre créature de Dieu, homme ou femme, se le serait tenu pour dit, mais point Marie ! Et pour la première fois, j’éprouvai quelque compassion pour elle : elle me faisait penser à une grosse guêpe se cognant cent fois à une vitre.
— Ne me refusez point, reprit-elle, cette seule prière que je vous fais !
Le roi, les yeux toujours fichés dans les siens, demeura silencieux. Sa mère, alors, pour la troisième fois, et sans mesurer le ridicule dans lequel la jetait son aveugle obstination, repartit à l’assaut, et ajouta avec une emphase de tragédienne qui me parut péniblement hors de ton :
— Peut-être est-ce la dernière prière que je vous ferai jamais !
Cette insistance si déplacée créa chez les assistants quelque mésaise, tant il était clair que Marie s’abaissait inutilement et que cette troisième vague allait se briser, comme les deux premières, sur l’immobilité et le silence du roi. Car enfin, s’il lui avait enlevé tout pouvoir et la reléguait en province, de quel crédit pouvait-elle se flatter d’avoir encore sur lui pour qu’elle espérât le faire revenir sur une décision politique d’aussi exemplaire conséquence que la condamnation de Barbin ?
Bien que l’immobilité de Louis fût parfaite, le regard qu’il attachait sur Marie ne comportait ni dédain, ni irritation, mais une patience polie, comme si l’entretien étant fini en ce qui le concernait, il attendait avec courtoisie qu’elle voulût bien prendre congé.
Marie l’entendit enfin et abandonnant prière, emphase et tragédie, elle dit sur un ton des plus vulgaires :
— Or sus !
Et s’avançant vers le roi à le toucher, elle fit une chose bien plus étonnante que toutes les paroles de son cru qu’elle venait d’articuler : elle lui bailla un baiser. Louis tressaillit, se recula vivement et faisant à sa mère une profonde révérence, il lui tourna le dos et marcha vers la porte. Toutefois, l’ayant atteinte, il ne la franchit pas, mais attendit que sa suite eût pris congé de la reine. Ce que nous fîmes, l’un après l’autre, selon les formes protocolaires. Mais quand le tour de Luynes arriva, la reine se saisit de son bras, et à mi-voix le pria de la façon la plus pressante d’insister auprès de son maître pour qu’il libérât Barbin. Louis devina son insistance, et se retournant à demi, d’une voix où perçait l’exaspération qu’il avait réussi à contenir d’un bout à l’autre de cette scène, il appela son favori :
— Luynes ! Luynes ! Luynes !
Bien des années plus tard, j’ai encore ce cri dans l’oreille, et je ne saurais dire pourquoi il m’évoque ce qui précéda : ce baiser si mal venu et si mal reçu, de la mère au fils – le premier et le dernier qu’elle lui donna jamais.
Luynes, qui ne pouvait qu’il ne fût aimable avec tout un chacun, avait promis à la reine de parler de Barbin au roi, tout en étant bien résolu d’avance à n’en rien faire. Et quant à elle, c’était la quatrième fois qu’elle réclamait son intendant et se cognait à cette vitre-là.
Le cri impatient et répété poussé par le roi – « Luynes ! Luynes ! Luynes ! » – arracha le favori à la main de la reine, comme si une invisible laisse le ramenait d’un coup à son maître.
Elle demeura seule, et en plein désarroi. Sans Barbin pour remplacer la Conchine, elle ne pouvait discerner le chemin devant elle, ayant dans l’esprit tant de confusion, et se sentant si faible malgré sa dureté.
Elle s’appuya contre la muraille entre deux fenêtres et se mit à sangloter, tandis que Richelieu, se penchant sur elle, lui murmurait des consolations chrétiennes à l’oreille. Mais, si résolu qu’il fût à la servir – et au besoin, à la desservir –, il n’avait pas encore eu le temps d’assurer sur elle son emprise, et elle ne l’oyait qu’à demi.
Je m’étais attardé à envisager ce couple étrange, et il me fallut marcher à grands pas, voire quelque peu courir, pour rejoindre la suite du roi. Je la rattrapai alors quelle entrait dans l’appartement d’Anne d’Autriche.
La petite reine était debout devant sa fenêtre, regardant dans la cour du Louvre la dizaine de carrosses qui formait le cortège de Marie et la compagnie de Monsieur de la Curée, qui devait lui servir d’escorte. Elle avait le visage tout chaffourré de larmes, entendant mal ce qui se passait, et craignant de subir un sort semblable à celui de la reine-mère. Après qu’elle se fut génuflexée devant lui et qu’il l’eut saluée, Louis lui prit la main et en quelques mots, non sans douceur, il la rassura. Puis il regarda le convoi s’ébranler.
Quand, passant sous le passage voûté, le pont-levis et le pont dormant, les carrosses eurent disparu un à un à sa vue, Louis prit congé d’Anne et gagna la Petite Galerie où se dressait le billard auprès duquel il avait passé tant d’heures à jouer ou à feindre de jouer, les vingt-trois et vingt-quatre avril. Il s’appuya sur le parapet de pierre et regarda le premier carrosse s’engager sur le Pont Neuf. C’était celui de Monsieur de Bressieux. Le second, recouvert de velours noir et traîné par six chevaux bais, était celui de sa mère. Louis le regarda s’éloigner.
L’ambassadeur de Venise, qui avec nous avait suivi le roi jusqu’à la Petite Galerie, devait confier plus tard à Madame de Lichtenberg, qui me le répéta, que le roi regarda s’éloigner le carrosse maternel « con gusto particolare[102] ». Je m’apense là-dessus que l’ambassadeur imagina ce sentiment plutôt qu’il ne le vit, car le visage de Louis ne reflétait rien. Toutefois, si j’en juge par les émotions de ceux qui, comme moi, avaient au fil des années partagé la vie du roi, ses angoisses et ses épreuves, je parlerais plutôt ici d’un immense soulagement, comme si la chape de plomb qui, sous la férule de la régente, pesait sur le Louvre, s’était tout d’un coup levée, laissant le roi merveilleusement allégé. Mais c’était là un émeuvement grave, et bien différent d’un « plaisir » : Le roi était libre. Il était roi. Il vivait enfin.
Une fois le carrosse de la reine hors de vue, Louis commanda son propre carrosse, et avec Luynes et Vitry, m’y invita : grandissime honneur, surtout en un tel mémorable moment, mais qui me prit sans vert : j’eus tout juste le temps de dépêcher La Barge à mon père, et chez ma Gräfin, pour m’excuser de l’inexcusable faux bond dont je me rendais coupable à leur endroit.
Au cours du voyage, comme il faisait souvent, Louis se rencogna dans le coin droit du carrosse face au chemin, et son chapeau sur les yeux, croisant les mains sur son ventre, il fit mine de s’ensommeiller. Cela signifiait qu’il ne voulait pas que nous parlions, et encore moins parler lui-même. Là-dessus, Vitry, avec la simplicité qu’il mettait en toutes ses actions, décida de dormir et, comme obéissant au commandement qu’il venait de se donner, s’endormit tout de gob. Luynes, pour sa part, demeura éveillé, les yeux dans le vague, mais rêvant, j’imagine, avec quelque précision, au grandiose avenir qui allait être le sien. Je ne l’enviais pas, bien loin de là, mais tout aimable qu’il fut, j’opinai en mon for qu’il serait trop petit pour ce grand destin.
Un peu avant d’arriver à Vincennes, le roi sortit de son immobilité, décroisa ses mains, releva son chapeau et, jetant un œil par la vitre, remarqua tout haut qu’il pleuvait toujours. Puis, de but en blanc, comme s’il donnait là une suite à ses ruminations, il dit avec une voix où passait la chaleur d’un vif émeuvement :
— Les vingt-trois et vingt-quatre avril, il y avait vingt gentilshommes au Louvre au courant de notre entreprise. Et tous m’ont gardé le secret ! Aucun ne m’a trahi !
Puis passant d’un sujet à un autre avec une logique qui, sur le moment, m’échappa, il évoqua sur le même ton l’accueil quasi délirant que lui avaient fait les Parisiens quand, dans l’après-dînée du vingt-quatre avril, il avait parcouru à cheval la capitale. Cinq bonnes minutes plus tard, comme s’il tirait une légitime conclusion des deux remarques précédentes, il dit d’une voix grave, et le visage comme recueilli :
— Je suis bien aimé des Français. Je leur serai bon roi.
Il y avait dans ces paroles comme un surprenant écho des paroles d’adieu à sa mère : « Aimez-moi. Je vous serai bon fils. » Et je me fis alors à part moi cette réflexion que Louis trouverait certainement plus aisé d’être aimé des Français que de sa mère, et plus facile d’être « bon roi » que « bon fils ».
FIN